Méthodologie en médecine anthroposophique

Selon Karl Popper, la connaissance scientifique actuelle correspond à “une connaissance sans la présence d'un sujet connaissant”. L'idéal scientifique est en effet de parvenir à réaliser une expérimentation sans que la présence de l'être humain ne puisse en modifier les résultats. Cette attitude philosophique est la conséquence logique de la philosophie prédominante en sciences pour l'instant, à savoir le matérialisme réductionniste.

Pour l’anthroposophie dont l’idéal est une compréhension détaillée de l'esprit humain, le problème se pose de manière quelque peu différente. La difficulté n’est pas alors d’éliminer l’être humain mais bien de comprendre comment un individu (médecin, paramédical, chercheur) devient capable d'intensifier ses aptitudes à la connaissance. Les capacités de l'esprit dépassent en effet les seules capacités de perceptions sensorielles, même lorsque celles-ci sont améliorées par l'usage des différents outils techniques. Ces capacités intrinsèques de l'esprit doivent néanmoins être éduquées afin de pouvoir parvenir à développer une science reproductible qui intègre non seulement l’expérimentateur (médecin, paramédical, chercheur) mais aussi sa subjectivité. Celle-ci ne doit pas être éliminée mais bien peaufinée pour la transformer en outil fiable.

Pour atteindre ce but des nouvelles méthodes, de nouveaux types d'études cliniques et de publications doivent être inventés. Le problème méthodologique est de parvenir à découvrir le moyen qui permette, par exemple, de juger de l'efficacité thérapeutique d'un médicament à partir d'une histoire individuelle.

La recherche médicale actuelle considère comme référence absolue l'étude clinique randomisée en double aveugle et croit qu'un cas clinique individuel ne permet pas à un praticien d'en déduire des conclusions quant à l'efficacité d'une thérapeutique.

Cette conception est l'aboutissement d'un long processus historique.

- Au dix-septième siècle Francis Bacon pose les bases de la méthode expérimentale en sciences.

- Un siècle plus tard, David Hume enseigne qu'un lien causal ne peut être démontré que par répétition de l'expérience, par l'usage d'un grand nombre de perceptions.

- Au dix-neuvième siècle, John Steward Hill montre qu'un lien causal n'est démontré que si l'expérience comprend un groupe traité et un groupe non traité. Une notion de comparaison est introduite.

- Dans les années trente du vingtième siècle, Ronald Fischer ajoute la notion de randomisation au critère précédent. La première étude randomisée est d'ailleurs réalisée en 1946 par Austin Bradford Hill.

- Dans les années cinquante, Henry Beecher ajoute la nécessité d'expérimenter en aveugle.

- Enfin les études randomisées en double aveugle font leur apparition dans la législation américaine pharmaceutique dans les années soixante, et une dizaine d'années plus tard en Europe.

 

Cette conception a toujours connu des opposants

qui se recrutaient surtout dans les milieux pratiquants les médecines non conventionnelles. Ces praticiens considéraient en effet que les résultats obtenus dans leur pratique individuelle n'étaient plus démontrables si on utilisait la méthodologie recommandée.

La position anthroposophique

concernant la méthodologie scientifique actuelle est critique mais non antagoniste, elle a été exprimée par Gerhard Kienle et Rainer Burkhardt. Pour répondre aux différents problèmes décrits, une nouvelle méthodologie a été développée par Helmut Kiene (Institut de méthodologie médicale à Freiburg) et Harald Matthes (Institut de recherches Havelhöhe à Berlin). Ce besoin d’une nouvelle approche est une conséquence directe des difficultés qu'entraîne l'utilisation généralisée des études randomisées en double aveugle.

Ces difficultés sont par exemple la limitation de ce type de protocole à certains domaines médicaux et l’impossibilité de l’appliquer à d’autres comme la chirurgie, la psychothérapie, la physiothérapie, les thérapeutiques artistiques etc. Les autres problèmes rencontrés sont l’augmentation artificielle du nombre de faux négatifs, la compliance réduite des patients par le procédé de randomisation, les problèmes du coût de l’infrastructure, le nombre élevé de cas de pathologie identique nécessaire à la validation statistique, l’impact éthique éventuel et la problématique de l’effet placebo.

Des études récentes mettent en doute l’omniprésence d’un effet placebo. Suivant Helmut Kiene, qui a consacré un grand nombre d’années de sa vie à l’étude de ce sujet, « les recherches effectuées sur l’effet placebo sont d’une qualité scandaleusement mauvaise, les citations sont incorrectes, les méthodologies utilisées sont fantaisistes, les conclusions sont empreintes de croyance mystique » (G.S KienleDer sogenannte Placeboeffekt: Illusion, Fakten, Realität” Schattauer Verlag, 1995).

Devant un tel constat il est nécessaire d’appréhender autrement le problème et de créer une méthodologie plus adéquate. Les premiers pas dans cette direction ont été effectués par Karl Duncker dans sa “Psychologie de la pensée productive” (1935). Il y démontre qu’il existe un lien bien reconnaissable causal entre la structure d’une cause et la structure de son effet. Pour donner un exemple caricatural, supposons une voiture qui roule dans un champ en y laissant les empreintes de ses pneus. Il est possible en observant la conséquence (les empreintes) d’en déduire la cause (les pneus), sans qu’il soit nécessaire d’entamer une randomisation des champs pour parvenir à cette conclusion.

À côté d’un lien causal pouvant être mis en évidence par la statistique, par des études randomisées en double aveugle par exemple, existe également la reconnaissance causale unique, dont la preuve provient de l’existence même du phénomène.

Les exemples de ce type de preuve sont fréquents dans le domaine médical:

- La cathétérisation d’une vessie obstruée est suivie de l’écoulement de l’urine. La structure de la cause est une explication suffisante de la conséquence.

- Le traitement des sténoses intestinales, l’immobilisation des fractures etc. sont également des exemples évidents.

De telles correspondances existent également entre l’administration d’un médicament et son efficacité. Le problème est bien entendu de trouver les paramètres adéquats.

Il est classiquement enseigné que la simple amélioration de la maladie peu de temps après l’administration du médicament ne permet pas de tirer des conclusions adéquates sur l’efficacité éventuelle du médicament, en tout cas sur base d'un cas individuel.

Certains points doivent néanmoins être soulignés. Dans le cas où le traitement administré est immédiatement actif, que sa durée d’action est courte et que les symptômes disparaissent immédiatement lors de l’administration, pour réapparaître dès l’arrêt du traitement, un tel cas, de correspondance temporelle, doit pouvoir être pris en considération. Ces études réalisées au départ de cas individuels dérivent d’une interprétation visuelle de graphiques décrivant l’évolution du malade et du traitement.

Une autre forme de représentation graphique fréquemment utilisée est celle qui établit une correspondance, non pas temporelle comme ci-dessus, mais une correspondance d’effet, entre d’une part la dose d’un médicament et d’autre part l’effet physiologique. Un exemple typique est celui de l'adaptation d'un traitement insulinique d'un diabétique ou d’un traitement hypertenseur ou antalgique. La dose est alors adaptée à la réaction du patient, au niveau individuel.

D'autres concepts de correspondances existent également, comme les correspondances morphologiques. En anesthésie loco régionale lombaire, le traitement n’est appliqué qu’à certains dermatomes particuliers et ceci sur base de la morphologie du patient individuel.

Le concept de correspondance dialogique sert lui de base à la mise en évidence d’une relation cause conséquence en thérapie de la parole par exemple. Dans la grande majorité des cas il est possible en examinant les contenus spécifiques ou les structures particulières qui surviennent comme réponses, réactions (modification d'un comportement par exemple), ou comme facultés acquises par le patient après un entretien à visée thérapeutique, donc un entretien dont le but était de fournir des encouragements, des conseils, des propositions de modification de comportement, d’en déduire que le principe causal est bien cet entretien lui-même. Ce type de recherches est d’usage en psychologie, en thérapie de la parole ou dans les thérapeutiques artistiques, domaines pour lesquels des études randomisées en aveugle ne peuvent se concevoir.

Le médecin praticien utilise l’ensemble de ces méthodes de correspondance au quotidien, le problème réside exclusivement dans le manque de réflexion méthodologique au moment de l’utilisation de la méthode.

La confiance dans la fiabilité de ces méthodes apparaît par un processus de réflexion sur soi-même. Lorsqu'un individu est conscient, qu'une raison le pousse à agir et que cette action s'accomplit, il considère alors qu'un lien de causalité existe entre le motif et l'action et qu'il est responsable de l'action. Pour un être humain existe alors un parallélisme entre la raison de l’action et l’action.

Cette raison d’agir peut être une raison ou une idée thérapeutique. Cette raison d’agir peut aussi faire intervenir des outils, comme des médicaments par exemple.

 

Le but est donc de développer de nouvelles techniques destinées à juger l’efficacité d’une action. Les méthodes dérivées de l’examen d’un patient unique ont bien entendu leurs propres limites. De plus au sein de ces méthodes non seulement un apprentissage pratique s’avère nécessaire mais aussi une coopération entre praticien et spécialiste en méthodologie.

Le spécialiste en méthodologie peut apprendre au praticien l’ensemble des structures cause conséquence dans un domaine donné ce qui permet au praticien de les reconnaître, tandis que le praticien peut décrire des cas concrets qui permettent au spécialiste en méthodologie d’améliorer ses schémas de décisions.

Une telle approche de la méthodologie permet autant au théoricien qu’au praticien de perfectionner leurs capacités de jugement, tout comme d’ailleurs la publication de ces données permet également au lecteur non spécialisé d’appliquer les concepts dans sa pratique quotidienne.

La médecine a bien entendu besoin de l'accumulation de faits et de données objectives, mais elle a tout autant besoin des capacités subjectives du praticien dans sa relation avec le patient.

Concepts d'études non individuels

Comme signalé par ailleurs, le point de vue anthroposophique n'est pas opposé à la manière dont les études cliniques actuelles sont réalisées dans la mesure où elles tiennent compte des possibilités limitées du praticien sur le plan de l'infrastructure et des spécificités des traitements anthroposophiques.

Nous réalisons donc également des études à but statistique. Dans le passé des études cliniques furent effectuées afin de démontrer l'action de préparations à base de gui sur les pathologies tumorales, le SIDA et l'hépatite chronique de type C. Actuellement les études en cours concernent la polyarthrite chronique (financée par le gouvernement allemand), l'efficacité des thérapeutiques artistiques (financée par une mutuelle d’Hambourg), le traitement des infections des voies respiratoires supérieures (une étude internationale, dont les patients sont recrutés aux USA, en Allemagne, Autriche et Pays-Bas). D'autres études similaires devraient débuter prochainement.

Le dernier modèle d'études cliniques que nous effectuons consiste en des études de finalité. Au lieu de juger de l'efficacité d'un seul médicament pour une maladie précise, nous analysons les résultats obtenus par une association de traitements dans le cadre d’un programme thérapeutique défini, à titre d'exemple l'association d'un médicament et de massages ou l'association d'un médicament et d'une activité artistique.

Conclusion

Pour nous, l'intérêt des études statistiques sur l'efficacité des traitements anthroposophiques est limité, ces études ne servent qu'à améliorer les bonnes relations avec les praticiens de médecine conventionnelle, et donc de permettre une certaine ouverture vis-à-vis de notre conception. Pour nous ce qui importe c'est d'intensifier les capacités individuelles de jugement du praticien face au malade, sur le plan diagnostique et thérapeutique, de développer l'expérience du médecin.

Une telle attitude est possible par le développement de nouvelles méthodes de recherches et par des méthodes dont le but est d'améliorer les capacités de jugement du praticien.

Les études sur des cas individuels doivent pouvoir atteindre un niveau de qualité similaire aux études randomisées en double aveugle et devenir ainsi une autre référence tout autant sur le plan juridique que sur le plan de la société.

 

Sites web:

www.medsektion-goetheanum.org

www.ivaa.info

 

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"Les instruments employés dans ces recherches sont la méthode phénoménologique de Goethe et un entraînement de la pensée."